Le droit d’auteur européen en transition numérique
Rencontre avec Alain Strowel
Le droit d’auteur organise le régime de protection et de rémunération des œuvres de l’esprit humain, il garde sa pertinence même s’il doit encore opérer de profondes mutations face à la transformation numérique.
D’où vient-il, qu’est-il, où va-t-il ? Entretien avec Alain Strowel, professeur à l'Université catholique de Louvain, l'Université Saint-Louis Bruxelles, au Munich IP Law Center et à l’Université d’Alicante, avocat et auteur de l'ouvrage "Droit d'auteur européen en transition numérique".
En bref, qu’est-ce qui caractérise la transition numérique du droit d’auteur ?
Le déploiement des technologies numériques oblige à revoir l’organisation de la société et des entreprises. Le droit d’auteur, qui encadre les échanges sur les marchés de la création, est lui aussi tenu de faire sa transition. Ce n’est pas nouveau : dès l’apparition de l’Internet au milieu des années 1990, on s’est demandé si le droit d’auteur était adapté. Certains ont même prédit sa mort. Il n’en est rien.
Face à l’essor récent des plateformes de contenus, à la disponibilité d’outils d’intelligence artificielle ou de données comme leviers pour la création, de nouvelles questions se posent. Doit-on revoir les conditions de protection, en particulier l’originalité ? Faut-il continuer à appliquer mécaniquement la notion large de reproduction, par exemple dans le cas de la fouille de données ? Quel sort réserver aux droits moraux ? Comment équilibrer la propriété des auteurs, en tant que droit fondamental, avec d’autres libertés, comme celle des expressions et informations ?
Voilà quelques questions abordées dans ce livre réflexif sur les évolutions du droit d’auteur.
En quoi cela impacte-il les créateurs en 2022 ?
Le droit d’auteur structure les rapports de pouvoir entre créateurs, éditeurs, distributeurs et consommateurs de produits culturels. Il assure la remontée des rémunérations vers les auteurs, il consacre aussi leur reconnaissance (d’où le droit moral d’attribution). Mais il doit tenir compte des intérêts du public. Or le numérique modifie les conditions d’accès aux contenus et les attentes du public quant à leur partage.
Le droit doit donc redessiner les contours du domaine réservé et favoriser les communs numériques. Ces mutations sont analysées dans le livre.
Le titre du livre renvoie aussi au droit d’auteur européen, pourquoi ?
Car le droit d’auteur est désormais largement façonné par le droit européen. Outre une dizaine de directives européennes, la Cour de justice, à travers son travail d’interprétation, oriente la trajectoire du droit d’auteur. Elle a par exemple été amenée à préciser quand une communication au public a lieu, ou si l’établissement d’hyperliens tombe dans le champ du droit d’auteur. Sous la pression du monde numérique, a priori sans frontières, le cadre national du droit d’auteur devient étroit. C’est pourquoi je plaide en finale pour un titre européen de droit d’auteur, valide pour toute l’Union européenne.
Pourquoi le choix de ces deux illustrations en première et quatrième de couverture que tout semble opposer (technique, temporalité, etc.) ?
La couverture dévoile un fragment du tableau de František Kupka intitulé Madame Kupka parmi les verticales (1910). Un visage féminin émerge – ou s’efface ? – entre des touches colorées. L’empreinte personnelle est évidente en dépit de l’abstraction picturale.
Le quatrième de couverture montre deux portraits sur écran tirés d’une série infinie (Memories of Passersby I) générée par le dispositif développé, un siècle plus tard, par Mario Klingemann, artiste plasticien – ou computer scientist ?
Ces portraits tirés d’œuvres classiques sont déformés par un outil d’intelligence artificielle. De nouvelles techniques sont utilisées, et la nature des choix créatifs évolue, mais la marque de l’auteur demeure avec la liberté de création. Le lien entre cette liberté et le droit d’auteur est une ligne de force du livre.
Vous rééditez votre thèse de 1993, Droit d’auteur et copyright. Divergences et convergences, parue chez Bruylant. Il s’agit d’une étude de droit comparé. Pourquoi et en quoi ce texte est-il toujours actuel ?
Le livre était épuisé. Pour des chercheurs en droit d’auteur, il continue à présenter un certain intérêt car il revient sur les fondements et principes des deux grandes traditions, le droit d’auteur né sur le continent européen et le copyright, connu aux États-Unis et dans le commonwealth. Ce clivage a alimenté d’âpres discussions dans les années 1990, alors que les droits intellectuels prenaient leur place dans les règles du commerce international. Un chapitre du nouvel ouvrage revient sur cette « géopolitique » du droit d’auteur – et la nécessité de dépasser une approche dichotomique en droit d’auteur comparé.