Droit alimentaire
Rencontre avec Aude Mahy et Christian Vrydaghs
Ces 20 dernières années ont vu émerger une pléthore de textes réglementaires dans le domaine de l’alimentation, obligeant les exploitants et les autorités de contrôle à toujours plus de vigilance. La publication par Aude Mahy (DALDEWOLF) du livre : "Droit alimentaire - Approche pragmatique de la réglementation belge et européenne" (coll. Droit Actuel, 592 pages), nous donne l’occasion de nous pencher un peu plus sur la question.
Regards croisés entre Aude Mahy, avocate spécialisée en droit alimentaire et Christian Vrydaghs, directeur émérite du service juridique de l’AFSCA.
Aude Mahy : Christian, tu m’as fait l’honneur de rédiger la préface de cet ouvrage. Nos discussions ont permis de nourrir une réflexion de fond sur la manière d’aborder les incidents de sécurité alimentaire. Toi qui as vu naître l’AFSCA et y as dirigé son service juridique jusqu’en 2020, quelles sont les évolutions marquantes que tu as pu observer ?
Christian Vrydaghs : La tendance va clairement dans le sens d’une professionnalisation grandissante des services de contrôle. Les exigences de qualité qui sont attendues de la part de l’AFSCA sont devenues de plus en plus pointues et la manière dont l’AFSCA assure le contrôle du respect de la sécurité alimentaire est auditée par les instances européennes. Ainsi, la fréquence et la précision des contrôles n’ont eu de cesse d’augmenter depuis la création de l’Agence. Ceci a eu pour effet d’entraîner une augmentation des constats d’infraction et des mesures de police sanitaire et, avec eux, un accroissement des procédures judiciaires et administratives contre l’AFSCA.
De ton côté, en tant que conseillère des entreprises, tu vois également se développer une réglementation de plus en plus contraignante. Les entreprises disposent-elles encore d’une marge de manœuvre suffisante pour développer leurs projets dans le secteur alimentaire ?
A.M. : Oui, cela est encore possible, même si, à première vue, l’étau a tendance à se resserrer de plus en plus autour de l’industrie. On peut parfois s’interroger sur la place du principe de la liberté d’entreprendre dans un contexte où les principes de protection de la santé humaine et du consommateur deviennent omnipotents.
A l’instar de ce que tu évoquais à propos de l’AFSCA, qui a dû se professionnaliser afin de tenir compte de l’évolution constante de la réglementation, force est de constater que les entreprises ne peuvent plus se confiner dans un certain amateurisme si elles veulent développer leurs projets de manière durable.
Le droit alimentaire ne se limite en outre pas – ou plus - au strict domaine de la sécurité alimentaire mais il couvre des domaines du droit bien plus vastes. Il n’est ainsi plus l’apanage des responsables de la qualité. Les juristes se doivent à présent également de maîtriser les arcanes de la matière. Ce n’est que sous cette condition que les entreprises peuvent envisager de construire une entreprise durable. Cela peut paraître contre-intuitif mais, en réalité, une entreprise qui parvient à jongler avec les nuances de la réglementation disposera plus naturellement d’un avantage compétitif sur le marché afin de se démarquer de ses concurrents.
Dans ce contexte, le marché pris en compte n’est que très rarement cantonné à la Belgique, qui ne peut pas être considérée comme un îlot. Il est devenu exceptionnel qu’une entreprise du secteur alimentaire – même de petite taille – n’exporte pas ses produits dans au moins un autre pays. Appréhender le droit alimentaire et la gestion des crises en tenant compte de cette dimension internationale est devenu crucial. As-tu perçu cette évolution au sein de l’AFSCA ?
C.V. : Oui, incontestablement. Tout d’abord, la coopération administrative s’est considérablement renforcée entre les États membres. Les échanges sont devenus de plus en plus proactifs et efficaces. Ceci est notamment dû à la mise en place d’une plateforme électronique spécifiquement dédiée au secteur alimentaire et qui permet l’échange instantané de données. Il s’agit du système de coopération administrative « AAC ». Grâce à cette plateforme, lorsqu’une non-conformité est découverte dans un État membre et qu’elle affecte potentiellement une entreprise belge, l’AFSCA en est immédiatement informée. Elle doit alors contrôler l’entreprise en question et prendre les mesures qui s’imposent. L’État membre à l’origine de l’information est prévenu du résultat du contrôle de l’AFSCA et des actions qui ont été menées.
Ce système de coopération administrative a un champ d’application très large puisqu’il couvre toute non-conformité, même si elle n’affecte pas la sécurité alimentaire. Ce système évolue donc en parallèle avec le système d’alerte rapide qui est activé en cas d’incident alimentaire, le RASFF (Rapid Alert System for Food and Feed). Avec le RASFF, toute donnée liée à un possible incident alimentaire affectant plus d’un État membre est immédiatement communiquée à tous les autres, ainsi qu’à la Commission européenne et à l’EFSA, l’agence européenne de sécurité alimentaire. Ce réseau RASFF est également relié, sur le plan international, au système INFOSAN de la FAO.
Comme tu le vois Aude, les autorités de contrôle se sont aussi adaptées à l’évolution du marché et à cette mondialisation qui fait qu’on ne peut – comme tu le dis – pas considérer la Belgique comme un îlot.
Il reste que, tout va beaucoup plus vite et l’équilibre est parfois délicat à trouver entre l’exigence de réaction rapide et le temps requis pour analyser sereinement une problématique complexe. Penses-tu qu’il s’agisse du challenge auquel les entreprises devront de plus en plus faire face ?
A.M. : C’est en effet un défi important auquel les entreprises du secteur alimentaire sont confrontées, et elles continueront selon moi à l’être. Y faire face requiert notamment d’appréhender l'évolution des contours du principe de précaution et la manière dont son application peut répondre au nécessaire besoin de sécurité juridique. Cela va bien au-delà d’une simple lecture de la loi. Il faut en permanence se tenir au fait des derniers développements, tant juridiques que scientifiques. Par ailleurs, compte tenu de l'attention croissante qui est portée à la sécurité alimentaire, et plus généralement à la ‘compliance’, on peut s'attendre à une augmentation du nombre de crises alimentaires transnationales qui seront portées à l’attention du grand public.
De nombreux autres défis attendent toutefois le secteur alimentaire. Celui-ci, de par le rôle sociétal et environnemental crucial qu’il joue, va devoir s’adapter dans les prochaines années, et même les prochains mois. Les objectifs de la Commission européenne de mettre en place un système alimentaire durable, qui couvre à la fois les aspects nutritionnels, environnementaux, sociaux et économiques va créer un bouleversement profond pour l’ensemble des acteurs de la chaîne alimentaire. L’industrie a d’ailleurs déjà commencé à mettre le pied à l’étrier dans ce sens, avec les divers engagements volontaires qui sont pris, à des niveaux sectoriels ou individuels.
C.V. : On pourrait presque dire que l’histoire ne fait que commencer !