La réponse belge à la crise du Covid-19 au regard du droit public : quelles leçons pour l'avenir ?
Rencontre avec Frédéric Bouhon, Emmanuel Slautsky et Stéphanie Wattier
La gestion politique de la pandémie de Covid-19 et de ses conséquences suscite un nombre important de questions sur le plan juridique. Ces questions sont discutées tant dans les cercles académiques que dans la population. De récentes manifestations dénonçaient par exemple le caractère prétendument liberticide et inconstitutionnel de la gestion de la pandémie de Covid-19 par les pouvoirs publics belges.
Rencontre avec Frédéric Bouhon, Emmanuel Slautsky et Stéphanie Wattier à l'occasion de la parution de leur ouvrage "Le droit public belge face à la crise du COVID-19".
Comment tirer les leçons de la gestion de la crise du Covid-19 par les pouvoirs publics belges ?
À l’invitation de Frédéric Bouhon (ULiège), Emmanuel Slautsky (ULB) et Stéphanie Wattier (UNamur), plus d’une cinquantaine de spécialistes du droit public belge se sont réunis les 18 et 19 mai 2021 pour, d’une part, décrire et analyser les dispositifs juridiques qui fondent la réponse belge à la pandémie de Covid-19 et, d’autre part, tirer les premières leçons de cette réponse, souvent développée dans l’urgence, en évaluant les forces et faiblesses des dispositifs institutionnels mis en oeuvre pour faire face à la pandémie.
Ce sont les contributions présentées lors de ce colloque qui, après relecture, révision et mise à jour, viennent de paraître dans un ouvrage collectif de plus de 1000 pages.
Le Parlement fédéral a-t-il été le grand absent de la gestion de la crise sanitaire ?
Plusieurs contributeurs de l’ouvrage reviennent sur le rôle joué par le Parlement fédéral dans le cadre de la gestion de la pandémie de Covid-19. Un des traits marquants de la réponse belge à la crise sanitaire tient en effet à la place prépondérante qu’ont pris le Gouvernement fédéral et le Ministre de l’Intérieur dans sa gestion. Plusieurs contributeurs se demandent, dans ce contexte, si le rôle du Parlement fédéral dans l’élaboration des mesures sanitaires, notamment, n’aurait pas dû être plus grand, eu égard aux effets importants des mesures adoptées sur les droits fondamentaux des citoyens.
D’autres contributeurs mettent toutefois aussi en évidence que le rôle majeur du Gouvernement dans la gestion de la situation sanitaire n’a pas impliqué que le Parlement fédéral aurait été entièrement absent de cette gestion.
D’une part, le Parlement fédéral n’a jamais interrompu ses activités législatives et de contrôle du gouvernement ; il a au contraire adapté ses modalités de fonctionnement aux impératifs sanitaires.
D’autre part, c’est le législateur qui est à l’origine des différents textes ayant confié un rôle de premier plan au Gouvernement fédéral pour la gestion de la crise : c’est en effet sur la base d’habilitations législatives que les mesures sanitaires ont été adoptées et, jusqu’à présent, les plus hautes juridictions belges ont décidé que les bases légales utilisées par le gouvernement étaient satisfaisantes. L’apport controversé de la Loi Pandémie à ces questions est également examiné dans l’ouvrage.
Le fédéralisme belge a-t-il nui à la gestion de la pandémie de Covid-19 ?
Plusieurs contributions de l’ouvrage examinent comment les règles et principes du fédéralisme belge ont conditionné et parfois entravé la réponse belge à la pandémie de Covid-19. Il faut dire que la section de législation du Conseil d’État a, in tempore non suspecto, précisé à diverses reprises que la compétence de lutte contre les pandémies n’était pas une compétence appartenant, en tant que telle, à un seul niveau de pouvoir. Elle constitue plutôt une mission relevant de l’ensemble des entités composant la Belgique fédérale, qu’elles doivent assumer dans le champ de leurs compétences respectives, en se concertant, au besoin, entre elles, au sein notamment du Comité de concertation.
Plusieurs contributeurs soulignent que la gestion de la pandémie de Covid-19 a mis en évidence que les limites et l’ampleur des responsabilités respectives de chacun n’étaient pas toujours claires pour les acteurs en cause, ce qui a été source d’hésitations et de retards. Des dispositifs supposaient, en outre, l’intervention conjointe de plusieurs entités, ce qui a également allongé des délais dans l’adoption des décisions, par exemple en matière de tracing.
Enfin, des excès de compétence pourraient avoir été commis dans la réponse apportée à la crise sanitaire, notamment lorsque l’autorité fédérale a ordonné la fermeture généralisée de secteurs relevant de la compétence des communautés, comme les écoles ou les théâtres, lorsqu’elle a défini elle-même les modalités d’enseignement, ou lorsque les régions se sont, de fait, appropriées l’édiction de certaines mesures sanitaires, comme la fixation de l’heure du couvre-feu pendant l’automne et l’hiver 2020-21.
Les mesures sanitaires sont-elles liberticides ?
Depuis mars 2020, le Gouvernement fédéral a pris des mesures extraordinaires pour essayer de limiter la propagation de la pandémie de Covid-19 au sein de la population, afin de tenter de protéger (le droit à) la vie des personnes les plus vulnérables et d’empêcher la saturation du système de soins de santé.
Ces mesures ont pris la forme de restrictions très significatives de nombreux droits et libertés fondamentaux (liberté d’aller et de venir, droit à la vie privée et familiale, liberté de culte, etc.). Les droits et libertés de certaines catégories de la population (personnes âgées, détenus, migrants, femmes, enfants, etc.) ont été particulièrement affectés, parfois dans des mesures inacceptables, ce qui est mis en évidence par plusieurs contributeurs de l’ouvrage. Dans divers cas, des juridictions ont d’ailleurs jugé que les mesures adoptées étaient illégales, par exemple parce que les motifs sanitaires les sous-tendant n’apparaissaient pas suffisamment convaincants.
Toutefois, de nombreux autres recours arguant du caractère liberticide des mesures adoptées ont été rejetés par les différents juges saisis, les mesures adoptées apparaissant proportionnées par rapport à l’objectif sanitaire poursuivi et de nature à assurer l’obligation pesant sur l’État belge de protéger la vie de ses citoyens.
L’ouvrage examine dans le détail comment, sur le plan du droit, l’articulation entre la mission assignée aux pouvoirs publics de protéger la vie et son obligation de respecter les autres droits fondamentaux doit s’appréhender. Dans ce contexte, l’ouvrage examine également si, eu égard à l’ampleur des restrictions apportées aux droits fondamentaux pour contenir la propagation de la pandémie de Covid-19 – qui peut s’analyser comme un état d’exception de fait –, la protection de ces droits n’aurait pas été mieux assurée si la possibilité pour le Parlement de déclarer l’état d’urgence était consacrée et encadrée dans la Constitution.
Quel est le rôle des experts et des lobbies dans la gestion de la pandémie ?
La réponse belge à la pandémie de Covid-19 est également marquée par l’association intime de scientifiques de différentes disciplines à la prise de décision gouvernementale. Dans le même temps, les pouvoirs publics belges ont aussi fait face à des demandes et des revendications fortes des différents secteurs d’activités et des différents groupes d’intérêts qui composent la société belge.
Toutefois, dès le printemps 2020, la composition de certains des comités d’experts consultés par le gouvernement fédéral et le manque de transparence de leurs travaux ont fait l’objet de critiques parfois vives. De même, certains secteurs ou certains groupes d’intérêts se sont plaints du poids qui aurait été accordé par les pouvoirs publics, sans raison objective évidente, aux revendications d’autres secteurs ou d’autres groupes d’intérêts par rapport à ce qu’eux-mêmes demandaient.
À la lumière de ces critiques, les contributions de l’ouvrage relativisent, sur le plan juridique, le rôle joué par les experts dans la prise de décision, tout en mettant en évidence le peu de règles encadrant en droit belge le choix des experts amenés à conseiller les pouvoirs publics dans le cadre de pandémies, en particulier sur le plan des disciplines représentées. De même, le faible encadrement juridique des contacts ayant lieu entre les ministres, leurs cabinets ministériels et les représentants de secteurs ou de groupes d’intérêts est également mis en avant par l’ouvrage, ce qui laisse une grande liberté aux exécutifs dans la poursuite de ces contacts.